Le 6 février prochain, Arte diffusera le documentaire de la réalisatrice et auteure Ovidie sur le destin tragique d’Eva-Marree,  jeune suédoise privée de ses enfants, puis assassinée par leur père. 

En juillet 2013, Eva-Marree Kullander Smith, 27 ans, est tuée de 32 coups de couteaux par son ex-compagnon, dans les locaux des services sociaux. Ce drame se produit sous les yeux de son fils.

C’est sur cette affaire sordide que s’ouvre le documentaire de la réalisatrice et auteure Ovidie « Là où les putains n’existent pas ». Une tragédie comme tant de femmes en vivent, dans tous les pays du globe. À une différence près: Eva-Marree alias Jasmine Petite a été escort girl pendant quelques semaines.

En Suède, les travailleuses du sexe sont considérées comme victimes d’abus sexuel, et doivent paradoxalement choisir entre la rédemption et la mort sociale. Cachez donc cette pute que je ne saurais voir.

Photo d'Eva-Marree, assassinée en 2013. Ovidie a réalisé un documentaire sur son histoire.

 Eva-Marree dite « Jasmine Petite » 

Forcée de suivre une thérapie

Sur simple dénonciation et sans aucune enquête préalable, Eva-Marree se voit donc retirer ses enfants. Elle est forcée de suivre une thérapie afin de revenir dans « le droit chemin »… Son fils et sa fille  sont confiés à son ex-conjoint, pourtant déjà connu pour des actes de violence. Malgré les multiples recours en justice, elle ne parviendra jamais à récupérer leur garde. Trois années plus tard, lorsqu’elle peut enfin leur rendre visite, leur père saisit l’occasion pour l’assassiner.

Là où les putains n’existent pas nous montre une Suède désenchantée, bien loin de l’image de pays idéal souvent glorifiée dans les médias. Ici, il est question du droit des femmes à disposer de leurs corps dans un pays où la répression de la prostitution fait consensus. Son combat en faveur des travailleuses du sexe a fait d’Eva-Marree une icône, le symbole de droits bafoués de celles qui choisissent la prostitution.

Femme, mère, putain

Ovidie propose dans ce documentaire une image froide, une photographie du vide, aussi dure que l’administration qu’elle dénonce. La construction en boucle, qui s’ouvre et se ferme sur le meurtre d’Eva-Marree produit une triste sensation de cycle, une tragédie immuable qui se reproduira si rien ne change. La caméra s’attarde avec bienveillance sur les visages. Les silences laissent résonner les voix, les mots durs qui dénoncent l’absurdité. 

Le drame dépeint ici est au carrefour de multiples oppressions : celle des femmes, soumises à la violence de leurs conjoints. Celle des mères, privées de toutes formes de recours face à la machine écrasante de la protection de l’enfance. Celle des putains enfin, qui parce qu’elles ont choisi de vendre leurs corps, sont marginalisées.

Jugement, chantage, médicalisation des pratiques jugées déviantes, négation des droits… jusqu’où ira un Etat paternaliste pour normaliser les pratiques sexuelles, policer les corps, contrôler la sexualité féminine ?

En voulant lutter contre l’exploitation, la loi se fait injonction morale. 

Là où les putains n’existent pas  propose un éclairage inédit sur l’univers souvent méconnu des travailleuses du sexe. Pour rappel, la France a adopté le 13 avril 2016 une loi interdisant «l’achat d’acte sexuel», suivant le modèle suédois. Le film a valeur d’avertissement.

Amélie Lopes

 

Là où les putains n’existent pas, Mardi 6 février à 23h50, sur Arte.

 


 

Ovidie a accepté de répondre aux questions des Intelloes sur son documentaire saisissant.

LES INTELLOES: Comment avez-vous entendu parler du cas d’Eva-Marree Kullander Smith?

OVIDIE : L’histoire m’est parvenue par un réseau de travailleurs du sexe, au moment de la mort d’Eva-Marree en juillet 2013. A l’époque, je travaillais pour Metro News où j’avais mon blog Le ticket de métro. J’ai écrit un article à ce sujet.

Je passe beaucoup de temps en Scandinavie et, à l’époque, j’ai constaté qu’il y avait très peu d’articles sur ce meurtre en Suède. La presse locale en a parlé dans la rubrique faits divers, point. Eva-Marree était présentée comme une femme assassinée par son ex-compagnon, aucune mention n’était faite du combat qu’elle a mené pour récupérer ses enfants. Tout a été passé sous silence.

Qu’est ce qui vous a donné envie d’en faire un documentaire?

Même après l’écriture de l’article pour Metro News, l’histoire d’Eva-Marree a continué à m’obséder. J’ai continué à lire régulièrement des infos sur l’affaire, et un jour je suis tombée sur le témoignage de sa mère, en langue suédoise. Je parle un peu le danois, et j’ai compris qu’elle racontait qu’il lui était toujours interdit de voir ses petits-enfants. Elle affirmait également qu’elle était harcelée par les autorités.

J’ai réalisé que les parents, issus d’un milieu très modeste, subissaient des pressions de la part des services sociaux. Ils détenaient toutes les preuves que ces derniers avaient persécuté leur fille. Mais quand nous les avons rencontrés, ils avaient presque baissé les bras. De même pour les militantes qui soutenaient Eva-Marree: elles étaient passées à autre chose.

J’ai posé clairement la question à sa mère: si je réalisais un film sur l’histoire de sa fille, cela l’aiderait-il à avancer ? Elle m’a répondu qu’elle avait promis à Eva-Maree de tout faire pour raconter son histoire.

 

Quelles difficultés avez-vous rencontré pour réalisé ce documentaire?

Il a été très compliqué de convaincre les gens de témoigner. Témoins du meurtre, amis, voisins. tous étaient réticents, même quatre ans après le meurtre.

Il a fallu négocier longtemps avec l’entourage d’Eva-Marree. Les services sociaux étaient quant à eux très angoissés à l’idée qu’on réalise un film sur cette affaire. Certains représentants nous ont demandé de quitter la ville où se sont déroulés les faits. Nous avons même appris qu’une personne avait été mutée secrètement pendant le tournage.

 

Comment la Suède en est-elle arrivée à mettre une telle pression sur les travailleuses du sexe?

La Suède a toujours eu pour politique l’exportation de ses lois, sa vision de l’éthique et des Droits de l’Homme.  

Pour montrer au monde que leur politique sur la prostitution est la meilleure, les autorités suédoises sont prêtes à modifier les statistiques, mais aussi à faire pression sur les travailleurs.euses du sexe. C’est une véritable chasse aux sorcières !  

Sur simple délation ou suspicion, la police peut débarquer et leur retirer leurs enfants, leur logement…C’est un moyen de les contraindre à arrêter leur activité. La Suède ne veut plus de prostitution sur son territoire.

 

Dans le documentaire, l’une des intervenantes parle d’une “bonne loi patriarcale qui sert à contrôler la sexualité des femmes”. Qu’en pensez-vous?

Je suis assez d’accord avec elle dans le sens où la prostitution masculine n’est jamais évoquée dans les débats. De plus, on ne parlera jamais de la même manière des hommes qui se prostituent. On punit les femmes pour ce qu’elles font de leur corps. J’ai moi-même payé mon passage dans le monde du porno en tant qu’actrice, je suis marquée au fer rouge. Je peux aisément imaginer ce qu’a subi Eva-Marree.

Ce qui est intéressant dans son cas, c’est qu’on l’a faite passer pour malade mentale: elle ne s’est pas repentie, elle a assumé s’être prostituée. Cela ne correspond pas au schéma qui établit que les prostituées sont abusées. De plus, elle représentait la dichotomie de la maman et de la putain: impossible d’être les deux à la fois.  

 

Une loi similaire à la loi suédoise pour pénaliser les clients est entrée en vigueur récemment en France. Peut-on imaginer une mise au ban de la société des travailleurs du sexe à l’instar de la Suède?

Sur notre territoire, la majorité des prostituées étaient opposées à cette loi!

La France et la Suède sont des États laïcs, les conservateurs ne peuvent donc pas faire passer d’idées moralisatrices au nom d’une religion. Cependant, ils se servent du féminisme pour établir ce que la femme doit faire de son corps.

Ce type de discours qui dit que la prostitution est nécessairement un viol, accroît la stigmatisation. On peut se servir de belles idées pour contrôler les femmes!  

 

Propos recueillis par Ann-Laure Bourgeois