On a rencontré Maeril, 23 ans, illustratrice et directrice artistique qui avait fait parler d’elle et de son guide contre l’islamophobie l’année dernière. Sur Facebook, elle publie chaque semaine une « histoire ordinaire », une planche de BD dénonçant le racisme en France. Hyperactive, talentueuse, elle ne mâche pas ses mots et nous a parlé de ses engagements.

Peux-tu me parler de ton parcours?

J’ai 23 ans. J’ai fait les Beaux-Arts de Toulouse pendant 2 ans, puis je suis entrée à l’EPSAA, où j’ai étudié entre autres la direction artistique et l’illustration. Je me suis assez vite tournée vers le monde professionnel. Je suis sur internet depuis un moment, ma première présence web sous le nom de Maeril datant d’il y a maintenant 5 ans.

Sur ta page Facebook, tu publies chaque semaine une planche de bande-dessinée contre le racisme, peux-tu m’expliquer ta démarche ?

J’ai fait un appel à témoignages pour réaliser ces planches. Le texte provient à 95% des mails que j’ai reçus. Il y en a eu beaucoup, certains étant à propos de racisme anti-asiatique, sujet important et encore peu abordé, auquel j’ai voulu laisser une bonne place. J’ai sélectionné les témoignages les plus clairs et les plus susceptibles d’englober les autres histoires qui m’ont été envoyées.

Dans ces 10 Histoires Ordinaires, le mot « ordinaire » est très important. Ces histoires peuvent choquer les non-concerné.e.s, mais c’est, à plus ou moins forte intensité, le quotidien des personnes racisées (terme utilisé par des organisations pour qualifier une personne non blanche, ndlr). Il y a une mauvaise compréhension du mot « racisme », de nos jours. Dans les témoignages reçus, une personne m’a affirmé être victime du racisme parce qu’elle était grosse (ce n’est pas du racisme, mais de la grossophobie), une autre parce qu’elle était lesbienne (ici on parle d’homophobie ou lesbophobie). Quant au « racisme anti-blanc », il n’existe pas, il s’agit de discrimination qui n’est pas systémique: une personne blanche ne va pas peiner à trouver un logement ou un emploi à cause du fait d’être blanche. Au contraire, comme le système est construit pour un « par défaut » blanc. Le racisme, ce n’est pas simplement des phrases racistes, ou une caricature de vieil homme qui « déteste les noirs »; le racisme est dissimulé dans l’ignorance et dans la normalisation de comportements problématiques par une société qui tire parti de l’oppression des personnes racisé.e.s.
Ces planches servent donc à dire à ceux qui ne vivent pas le racisme, dans tout sa systémisation: « regardez à quel point ce n’est pas de l’histoire ancienne ».
Elles sont une combinaison de « preuves » servant à démontrer que la société est encore raciste et que tout est à faire pour pouvoir revendiquer une quelconque égalité.
Cependant, elles donnent aussi des armes à ceux qui veulent lutter efficacement contre le racisme, puisqu’en comprenant son propre privilège par rapport à d’autres, on est plus à même de l’utiliser pour faire entendre ceux qui n’ont pas la chance d’avoir la même position que nous au sein de la société.

Les témoignages dans tes BD sont parfois très violents. Dans la première histoire, un garçon d’origine arabe est l’objet de moqueries très dures à l’école. As-tu été choquée  ?

À vrai dire, cela ne m’a pas vraiment étonnée, lorsqu’une personne racisé.e se retrouve seule dans une école entièrement blanche, dans une zone où on va croiser très peu de personnes non-blanches, elle va devenir le centre d’attention. D’autant plus quand il s’agit d’enfants, qui auront encore moins de retenue. C’est important que les histoires racontées restent authentiques, et de rappeler que le racisme est très assumé dans certaines zones.

 

Tu as aussi dessiné un guide illustré en français et en anglais pour aider les personnes victimes d’islamophobie, et un autre pour les minorités victimes de haine raciale. Qui espères-tu toucher avec tes œuvres ?

L’idée m’est venue avec l’interdiction du burkini en Juillet 2016. J’ai une amie qui m’a raconté que sa sœur n’osait plus sortir voilée. Je voulais apporter une aide à l’usage des témoins d’actes islamophobes. Le guide a beaucoup tourné à l’époque, puis a reémergé avec l’élection de Trump; en quelques jours on a pu constater le regain d’une légitimation de la haine contre les minorité. Je me rappelle que 24h après l’élection, on faisait déjà face à une vague d’attaques contre des étudiants musulmans, juifs, mais aussi homosexuels, sur les campus américains.

Ce guide est à destination des témoins qui veulent aider à stopper ce harcèlement dans l’espace public. Ils peuvent reconnaître leur privilège et donc se battre contre le racisme en utilisant ce dernier. Le privilège n’est pas un fardeau (comme certaines personnes en possédant ont l’air de le penser), au contraire, c’est une excellente arme pour aider à défendre ceux qui n’en bénéficient pas.

As-tu toi-même déjà été victime du racisme ?

Je me suis rendue compte assez tard que j’étais racisée, car j’ai grandi dans un milieu qui m’a encouragée à m’assimiler dans des codes très « blancs », même si mes parents sont tous deux racisés. C’est d’ailleurs assez symptomatique de notre génération: à leur arrivée en France on a souvent fait comprendre à nos parents que si ils s’assimilaient totalement à un mode de vie « blanc » on les accepterait, ce qui aujourd’hui s’avère être faux, car une personne visiblement racisée se verra toujours renvoyer ses origines!
Personnellement, je me considère comme très privilegiée. Je suis claire de peau, très mince, et je passe pour une femme cisgenre, ce qui ne me pose aucun problème; ma sexualité est par ailleurs rendue invisible du fait que je suis avec un homme, donc pour faire simple, je suis certes racisée mais je bénéficie grandement de mes autres privilèges.
J’ai réalisé certains de ces privilèges en voyant ce qui inquiétait ma petite soeur qui est adolescente: par exemple, elle a le teint légèrement plus foncé que moi et cela la complexe, ce qui est horrible car elle est ravissante et j’aimerais qu’elle le voie comme je le vois !
Il y a aussi mon meilleur ami qui est noir et musulman, et qui m’a récemment parlé des discriminations dont il avait été victime quand nous étions au collège. Je suis tombée des nues, je n’avais rien vu!
Tout cela m’a fait réfléchir et confortée dans l’idée que l’ignorance rentre aussi beaucoup en jeu, que les non-concernés ignorent peut-être le racisme dans toute sa complexité et sa violence actuelle, parce qu’ils ne sont pas au courant et n’arrivent pas à se mettre à la place des concernés. C’est comme cela que j’ai eu l’idée de prêter mon crayon à des témoignages.
Je ne demanderai jamais à des personnes qui vivent ces oppressions de prendre sur elle (alors que c’est déjà ce qu’elles font au quotidien) pour « expliquer » gentiment le racisme aux gens qui les oppresses, que cela soit intentionnel ou non; cependant je me sens d’attaque pour le faire moi, pour l’instant, donc je veux m’impliquer autant que cela m’est possible pour éviter à ceux pour qui c’est trop douloureux d’avoir à le faire.

Tu utilises beaucoup le vocabulaire que l’on retrouve chez les afroféministes…

Je dois beaucoup à la bloggeuse américaine Kat Blaque. Elle m’a beaucoup appris sur ce que c’est d’être une femme noire transgenre, elle est au carrefour de plusieurs oppressions et s’exprime très bien, sa franchise m’a permis de comprendre à quel point ces sujets sont complexes et ne peuvent être traités de façon manichéenne.
Je suis aussi des Twittos afroféministes françaises, comme Kiyémis, Nolivé ou Mrs Roots, qui sont d’une aide précieuse quand elles apportent leur point de vue sur des sujets que j’aurais perçus différemment et moins clairement, sans leur analyse.

 Toutes tes oeuvres sont-elles engagées ?

Je suis assez binaire au niveau de la création : ce que je veux dire est engagé, et ce que j’ai envie de faire au niveau artistique ne l’est pas forcément. C’est assez niais, en fait! Des plantes, des scènes oniriques. Visuellement, ma pratique est plus développée quand je ne suis pas engagée. Lorsque je le suis, mes dessins ne sont pas forcément tops, c’est peut être parce que je sous le coup de l’émotion ! J’aimerais bien réussir à combiner les deux, c’est un de mes objectifs.

 Où puises-tu ton inspiration ?

Je suis d’avis que pour créer, il faut sortir de son médium. J’essaie donc de faire pas mal d’expos pour m’inspirer. Le blog militant Paye ta Schneck m’a aussi influencée pour mes œuvres traitant du sexisme.

Pour mes œuvres non engagées, j’aime beaucoup Tiffany Ford, elle représente l’équilibre parfait entre l’abstrait et le figuratif, l’enfantin et le dessin plus « mature ».

Kandinsky m’inspire aussi, j’ai grandi avec un de ses tableaux dans mon salon. Il sait où poser les formes et les traits, et il m’incite à tendre vers le minimalisme.

Mon quotidien m’aide aussi à créer : je tente de mener une vie inspirante pour être inspirée.

A quelle personnalité enverrais-tu tes oeuvres ?

Tout d’abord au producteur de musique électronique Porter Robinson, qui a réussi à créer sa propre musique en s’assumant totalement, ses concerts sont des spectacles sons et lumière. Je l’adore.

J’adresserais également mes œuvres à Bernie Sanders. Je sais, récemment on lui casse du sucre sur le dos, mais pour moi, c’est la plus intègre des personnalités politiques. Il s’est toujours battu et continue de se battre.

Quelle personnalité politique mériterait de recevoir ton guide contre l’islamophobie ?

Jean-Luc Mélenchon, que je ne trouvais pas trop mal jusqu’à ce qu’il déclare, entre autres, que l’islamophobie n’existe pas. Il gagnerait à le lire, et à être dans d’autres baskets que celles d’un vieil homme blanc avantagé par son genre et sa couleur de peau.
L’envoyer à Marine Le Pen, par exemple, ne servirait à rien à mon avis: elle carbure à la haine, ce serait totalement inefficace.

Quels sont tes projets pour l’avenir ?

Actuellement je travaille sur plusieurs projets: en solo sur un système qui me permettrait d’échanger avec mon audience et qui m’aiderait à rester indépendante (plus d’infos le 1er Mars sur ma page!); avec une équipe, sur l’adaptation en court-métrage de mon guide contre le harcèlement islamophobe.
Sur le long terme, j’aimerais simplement vivre confortablement de mon art, dans le domaine de la direction artistique ou de l’illustration éditoriale. Travailler pour le New York Times, par exemple, serait top ! De plus, j’aimerais aussi dessiner sur l’autisme, car c’est un sujet qui me touche personnellement.

Dans la mesure du possible, j’aimerais ne pas avoir à dessiner des choses racistes et sexistes pour payer les factures, même si je sais que c’est courant et que très peu de créateurs peuvent se permettre financièrement de refuser des missions qui ne conviennent pas totalement à leur éthique.
Je m’investis beaucoup dès maintenant, pour faire en sorte d’avoir peu, ou pas de contrainte de ce genre dans ma pratique à l’avenir

Propos recueillis par Ann-Laure Bourgeois