« J’ai touché les limites du supportable ; je ne veux plus avoir honte de ce que je suis. » Les Intelloes ont rencontré Gabrielle Deydier, auteure du livre On ne naît pas grosse (éd. Goutte d’Or). Elle a accepté de nous parler sans filtre de corps, de grossophobie et de sexe. Entretien. 

Les Intelloes : Peux-tu nous raconter ton parcours ? 

Gabrielle Deydier : J’ai 37 ans, bientôt 38. Après un bac littéraire, j’ai obtenu une licence d’arts du spectacle et cinéma. Plus tard, j’ai repris des études en sciences politiques. Professionnellement, je me destinais à la réalisation de documentaires. Mais je ne trouvais jamais de stage ou de travail. J’ai vite déchanté. On ne veut pas d’une grosse, on me l’a dit plusieurs fois.

Lors d’un entretien pour être chargée de com’, on m’a dit que le « QI est inversement proportionnel à l’IMC ». Désespérée, j’ai passé les concours de la fonction publique sans avoir envie d’y bosser. Après avoir été surveillante dans un lycée, j’ai été recrutée pour être assistante dans une classe avec un dispositif ULIS (Unités Localisées pour l’Inclusion Scolaire permettant la scolarisation d’enfants atteints de troubles compatibles, ndlr.). Dès le premier jour, l’enseignante m’a fait savoir qu’elle ne souhaitait pas travailler avec une grosse. En fin d’année, elle m’a appelée la « septième handicapée de la classe ». J’étais furieuse. Dans mon entourage, personne ne m’a plaint. Il était hors de question que ma vie se résume à ça. J’ai créé un webzine culturel : Ginette Le Mag. Rapidement, j’ai rencontré des gens dans les soirées littéraires et l’an dernier j’ai lu une de mes nouvelles sur la grossophobie, Les petites grosses se cachent pour mourir, dans un bar. Elle a ensuite été éditée dans une revue.

Comment est né le projet du livre On ne naît pas grosse ?

Pendant une soirée [rires] ! On discutait de dysmorphophobie avec mes futurs éditeurs. Ils ne connaissaient pas la grossophobie. Ils m’ont demandé de faire un pitch et m’ont promis de m’aider.

Combien de temps as-tu mis pour écrire le livre ? 

En quatre mois, dans une résidence artistique. Je n’ai pas pu écrire tous les jours. J’avais besoin de faire des pauses entre chaque chapitre. C’était très dur, les mauvais souvenirs remontaient. J’ai rendu un premier manuscrit sur la grossophobie mais il a fallu le modifier. Je ne parlais pas assez de moi, je ne voulais pas raconter mon histoire.

Qu’est-ce que l’écriture cet ouvrage t’a apporté et t’apporte ? 

Pendant l’écriture, j’ai fait des crises d’angoisses, des crises de larmes, des plaques d’eczéma… Il fallait sortir des choses pour prendre de la distance et étudier mon sujet. J’étais dans le déni. Le travail avec mes éditeurs a en quelques sortes fait office de psychanalyse.  Aujourd’hui, ma vie antérieure n’existe plus et ne m’appartient plus. Les souvenirs ne sont plus douloureux. J’ai compris que la culpabilité fait grossir et que je souffrais horriblement. Le livre m’a aidée à mûrir.

Acceptes-tu ton corps aujourd’hui ? 

Il ne me plaît pas mais je l’accepte. Je lui parle. J’ai été malveillante envers lui. Maintenant, je peux me regarder en photo. C’est un véritable accomplissement. J’ai rendu un constat sur la grossophobie pour que l’on se rende compte que ce n’est pas une création nouvelle : c’est une réelle discrimination. Tant que l’on ne nomme pas les choses, on ne pas lutter contre. Je suis dans la pédagogie, je veux pointer du doigt ce qui ne va pas.

Le chapitre à propos de ton alimentation fait partie des derniers du livre. Tu dis que tu préférais te balader nue sur les Champs- Elysées plutôt que d’être surprise en train d’engloutir des montagnes de nourriture. Quel est ton rapport à la nourriture après avoir écrit ton livre ? 

Depuis le mois de janvier, je n’ai pas fait de crise d’hyperphagie. Je ne suis pas au régime mais j’ai perdu une quinzaine de kilos en m’écoutant et en apprenant la satiété. Mes repas sont encore déstructurés mais c’est surtout dû à mon rythme de vie, je change tout le temps de logement. Cependant, mon rapport est plus serein avec la nourriture. Je ne dois plus lutter contre elle.

Pourquoi avoir menti auparavant sur ton rapport à la nourriture ? 

Il faut noter qu’il existe le « bon gros » et le « mauvais gros ». Le premier a des problèmes hormonaux. Le second mange trop. C’est ce que pensent les gens, et je l’ai compris très vite ! Si à l’origine de mes kilos en trop, il y a les traitements hormonaux (j’ai pris 30 kilos en trois mois),  j’ai aussi grossi parce que j’ai beaucoup trop mangé. Mais ça, je ne voulais pas en parler. Aux yeux des autres, cela me rendait coupable. Je me suis donc présentée comme la bonne grosse qui a des soucis hormonaux. Socialement, c’est plus acceptable.

Tu as beaucoup trop mangé parce que les régimes du médecin ne convenaient pas, non?

Le médecin m’a affamée. On a commencé avec des régimes à 1500 calories par jour, puis 1200 pour tomber à 900 calories. Je pétais tellement les plombs que j’aurais pu engloutir une boîte de pâté ! Imposer des repas aussi drastiques était autorisé à l’époque et ça m’a fait grossir.

Aujourd’hui, fais-tu confiance au monde médical, toi qui t’es considérée pendant longtemps comme “en cavale” ?

J’ai réussi à aller voir un ophtalmo. Bientôt, j’irai voir un dentiste. Je fais encore un travail sur moi-même pour me réconcilier avec les médecins. J’ai toujours confiance en mon endocrinologue, dont je parle dans le livre. Elle est mon seul lien avec le monde médical. Elle téléphone même aux médecins que je vais voir et qui me tiennent des propos déplacés !

A l’image du chapitre sur la nourriture, ta vie sexuelle est évoquée à la fin du livre. Tu as perdu ta virginité à 21 ans, peux-tu nous en dire plus sur ta première fois ? 

J’ai occulté cet épisode. Il a été compliqué et mon partenaire a été d’une patience extraordinaire. Cette première fois s’est déroulée en plusieurs temps. Je ne sais pas quand j’ai perdu ma virginité exactement. Je n’ai pas eu de mal à me déshabiller. Le plus difficile était d’autoriser quelqu’un à s’emparer de mon corps. Je ne comprenais pas pourquoi cet homme me désirait. Dans ma famille, nous ne sommes pas tactiles. Personne n’avait jamais touché mon corps. Finalement, mon partenaire voulait plus que du sexe avec moi. J’ai eu peur et nous sommes entrés en relation libre. Je suis libertaire !

Tu évoques les fat admirers, ces hommes qui désirent les femmes grosses…

Je n’ai aucun problème avec un homme qui a envie de moi mais je n’apprécie pas les fat admirers. Je n’aime pas le fait d’être considérée comme un objet, ni celui qu’être grosse soit un pré-requis. Ceux qui me disent « j’aime les filles comme toi » ou « j’aimerais bien essayer avec une grosse » : c’est mort !

De plus, j’ai du mal à savoir ce qui fait le fétichisme chez ces hommes : est-ce la graisse qui est l’objet de désir ? Les gros seins ? Les grosses fesses ?

Tes parents n’ont pas été très tendres avec toi. Ado, tu demandes à ton père de t’emmener chez le médecin pour maigrir. Il t’y dépose mais ne te soutient pas du tout. Ta mère te refile ses assiettes et préfère manger sa tomate car elle tient à rester mince. Pourtant, tu n’accables jamais tes parents dans ton livre…

Je ne peux pas les dénoncer ! J’ai choisi d’écrire ce livre et de dévoiler mon identité. Je n’avais pas envie qu’ils passent pour des enfoirés [sic]. Ils ont fait avec les armes qu’ils avaient et l’éducation qu’ils ont reçue. Pour éclaircir les choses sur mon enfance : j’ai eu une éducation particulière car mon père était anarchiste. Il m’a toujours dit : « si tu veux faire quelque chose, fais-le. Mais tu assumes« . J’ai été très vite autonome et indépendante.  Je n’ai pas été encouragée dans mes régimes car mes parents n’avaient pas l’habitude de m’encourager en général.

A la lecture de ton livre, on devine que tes parents ont eux aussi des troubles du comportement alimentaire…

Ma mère met beaucoup d’affect dans la nourriture. Si elle ne va pas bien, elle ne se nourrit pas. Cependant, elle nourrit les autres : je pense que c’est son côté méditerranéen.

Mon père, quant à lui, aime avoir le contrôle. Il alterne les phases où il se nourrit de carottes râpées pour être super mince et beau. Dans d’autres moments, il est capable d’aller à la boulangerie, d’acheter sept éclairs et de tous les manger en une fois.

A la maison, vous étiez cinq, toi, tes deux sœurs, ta mère et ton père. Dans le livre, tu parles de l’interdiction de la féminité établie par ta mère.

Pour ma mère, être une femme est une tragédie. Elle se déteste. Elle pense qu’être maigre permet, en quelques sortes, l’effacement de sa féminité. Alors que je pratiquais beaucoup de sport, elle m’interdisait de porter des soutien-gorges. Je me faisais engueuler par mon coach. Elle refusait de nous coiffer avec mes soeurs. Cette interdiction d’être femme m’a posé problème dans mon développement, beaucoup plus que ce que pensait ma mère à propos de mes quelques kilos en trop. À 38 ans, je commence seulement à m’affirmer et à me rendre compte que je ne suis pas la femme que j’aurais espéré être. Je réalise enfin que ce n’est pas grave d’être une femme !

Comment déculpabiliser les gros ?

Il faut expliquer à une personne obèse qu’elle n’est pas responsable de son état quoiqu’elle en pense ou quoiqu’elle ait fait. Ce n’est pas de sa faute si elle n’a pas le bon métabolisme de base, si elle a certaines prédispositions, etc. Ses comportements alimentaires sont le résultat de quelque chose. Il faut aussi que les personnes complexées en général se réapproprient leur corps et soient bienveillantes avec ce dernier. Personne ne le sera à leur place. Il faut accepter de toucher son corps, le masser, le crémer, ne pas le laisser en friche et créer un cercle vertueux. Sans oublier qu’il y a pas de corps pour aller à la plage. On a tous le droit de faire partie de l’espace public. Personne ne mérite que l’on se fasse du mal pour les autres.

Que proposes-tu, donc ?

Il faut arrêter de se dire « je mettrai des jupes quand j’aurais perdu du poids », « je tomberai amoureuse quand j’aurais perdu du poids » ou encore « ma vie ira mieux quand je serai plus mince ». Cela crée des névroses qui n’ont pas lieu d’être !

Te revendiques-tu clairement féministe ?

À 12 ans, je pensais que c’était un métier et je voulais devenir féministe ! Aujourd’hui, il est compliqué de se repérer parmi toutes les écoles de pensées. Mais je suis féministe.

La grossophobie est-elle un enjeu féministe ?

Les féministes mainstream nous ont oubliées ! Les militantes n’ont jamais intégré les personnes grosses, n’ont pas parlé des femmes selon leur physique. La grossophobie doit être intégrée clairement dans ces combats. Les seuls qui dénoncent la grossophobie sont Gras Politique et le féminisme queer.

Il faudrait réaliser des campagnes de sensibilisation et ne pas se contenter de vendre des tee-shirts sans taille au mois de mars en pensant que c’est anti-grossophobe. Il est nécessaire de l’intégrer à la lutte contre le body shaming et le slut shaming… Il y a un grand besoin d’acculturation sur le sujet.

 Souhaites-tu t’engager dans le militantisme anti-grossophobie ?

Je suis un électron libre, donc incapable de m’inclure dans le communautarisme de gros. Je comprends parfaitement le militantisme anti-grossophobie et les personnes qui s’affirment en tant que grosses qui le resteront. Demain, j’aimerais ne plus être grosse. Mais si je perdais 60 kilos, aurais-je encore la légitimité pour m’exprimer sur la grossophobie ?

Dans ton livre, tu évoques la précarité dans laquelle tu as vécu. Ta situation financière s’est-elle améliorée?

Pour l’instant, c’est la merde [rires.] Je touche le chômage de mon ancien boulot, soit 800 balles par mois. Je cherche toujours un appart’ avec des toilettes et un réfrigérateur.

Quelles sont tes ambitions pour le futur ?

Je ne veux pas que le livre se suffise à lui-même. J’aimerais qu’il soit décliné sur différents supports : nouvelle, documentaire, roman, pièce de théâtre ou court-métrage. Tout dépendra des moyens financiers dont je dispose. A long-terme, j’adorerais créer une boîte de documentaires et en produire.

Propos recueillis par Ann-Laure Bourgeois et Judith Bouchoucha