La militante afroféministe Amandine Gay a réalisé son premier documentaire qui donne la parole aux femmes noires vivant en France et en Belgique. Derrière la caméra, ces dernières évoquent la construction de leur identité dans une société où elles sont encore victimes de discriminations et manquent de visibilité.
« Le jour où j’ai réalisé que j’étais noire ». C’est ainsi que pourrait s’intituler le premier chapitre du documentaire « Ouvrir la voix » de la réalisatrice Amandine Gay. La militante afroféministe de 32 ans qui a fait le choix de produire et distribuer son film pour rester indépendante fait parler une vingtaine de femmes noires vivant en France et en Belgique.
Amandine Gay a abandonné son métier de comédienne dans lequel on ne lui proposait que des « rôles stéréotypés de délinquante se prénommant Fatou ». Aujourd’hui, elle se félicite d’avoir atteint son objectif après quatre années de travail : la sortie nationale de son film.
« Ouvrir la voix » raconte des parcours de vie, narre l’enfance, l’intimité, les premiers pas dans le monde professionnel, le rapport à la religion de femmes différentes. Des histoires partagées par ces femmes elles-mêmes qui reviennent très dignement sur ce qui a façonné leur identité. Amandine Gay est ainsi pionnière en créant un espace où l’expérience des femmes noires n’avait jamais encore été dite de cette manière: sans conformisme ni artifice. « On parle de nous, mais ce n’est pas nous qui racontons notre histoire. Je voulais être en charge de la façon dont on parlait des femmes noires », explique-t-elle. La réalisatrice a accepté de répondre aux questions des Intelloes.
LES INTELLOES : Pourquoi avez-vous réalisé « Ouvrir la voix » ?
Amandine Gay : Je souhaitais amener une prise de conscience, et créer une représentation des femmes noires. Nous allons à l’école, nous sommes amoureuses, nous choisissons d’avoir des enfants ou non ! Le seul moyen d’influer sur la narration, de changer les discours et les représentations, c’était de produire moi-même ce film. Avant de commencer à travailler sur « Ouvrir la voix », j’écrivais des programmes courts de fiction féministes. Mais la fiction est chère, et demande une grande équipe. De plus, la plupart des producteurs sont des hommes blancs de plus de 45 ans qui n’ont pas vraiment d’intérêt pour des histoires sur les femmes.
Comment avez-vous financé votre documentaire ?
J’ai d’abord utilisé mes fonds personnels. Grâce au financement participatif, nous avons récolté 17 000 euros, ce qui nous a permis de financer la post-production et de créer une boîte de prod’ car je ne voulais pas céder mes droits. J’ai dû arrêter les jobs alimentaires et pendant trois à quatre ans, un seul salaire rentrait dans mon foyer. Voilà pourquoi il y a si peu de femmes noires réalisatrices, cela demande beaucoup de moyens !
Comment avez-vous sélectionné les femmes qui témoignent dans votre documentaire?
La sélection s’est faite d’elle-même. J’ai lancé un appel à témoignages, et j’ai très vite reçu des tonnes de mails ! J’étais très surprise, il y avait un réel besoin de prendre la parole ! Je me suis ensuite assurée que les personnes soient à l’aise avec toutes les thématiques abordées dans le documentaire. Si j’avais plus de moyens financiers, je me serais rendue en Guyane ou en Guadeloupe, où des femmes souhaitaient témoigner ! Au final, 24 femmes prennent la parole dans « Ouvrir la voix ».
Ces femmes évoquent leur enfance, leur adolescence, elles mettent au grand jour des discussions familiales et les discriminations dont elles ont été victimes. Quel était l’objectif ?
Il fallait mettre en avant l’individualité, d’où l’importance d’avoir des femmes différentes. On entend trop souvent l’expression « la femme noire ». Ce n’est pas parce que deux femmes sont noires qu’elles seront toujours d’accord !
Dans le documentaire, certaines sont jeunes, d’autres plus âgées. Elles n’ont pas les mêmes points de vue, n’ont pas la même orientation sexuelle, et n’appartiennent pas au même milieu social. Montrer la nuance et la complexité était primordial.
De plus, la catégorie noire est construite par rapport à la norme blanche en France et en Belgique. Si le film avait été tourné au Sénégal ou en Haïti, il parlerait juste de l’expérience des femmes. Mais il fallait montrer comment nous sommes construites comme des personnes noires dans une société postcoloniale.
Était-il important de parler de sexualité ?
Il fallait briser les tabous. Toutes les personnes noires ne sont pas automatiquement hétérosexuelles. J’ai aussi pensé aux jeunes filles qui verraient le film, celles à qui on dit qu’elles sont sûrement des « tigresses au lit ». Elles doivent savoir qu’il est normal d’être mal à l’aise, et qu’elles ne sont pas « juste » susceptibles.
Ce n’est pas normal qu’on les aborde dans ces termes-là. Il faut préparer les enfants et les adolescentes pour qu’elles puissent se défendre.
Qui devrait voir votre film ?
Tout le monde ! (rires). Bien qu’à la base, il était destiné aux jeunes filles noires.
Un pays est-il exemplaire en termes de représentation des femmes noires, selon vous ?
Les pays qui ont instauré des vraies mesures institutionnelles pour mettre en place plus de pluralité dans le monde du travail peuvent nous servir d’exemple. Les BBC targets, ces objectifs statistiques à atteindre en Grande-Bretagne dans l’audiovisuel public sont des mesures concrètes qui ont de réels effets.
On peut aussi citer l’Office national du film au Canada qui a décidé de financer de façon paritaire les projets dans l’écriture, la production et la réalisation.
Qu’espérez-vous changer avec votre documentaire?
J’espère qu’après « Ouvrir la voix », d’autres m’emboîteront le pas pour parler de la population noire. Je passe le relais et maintenant, j’aimerais bien prendre des vacances ! (rires).
Propos recueillis par Ann-Laure Bourgeois
Les informations sur les prochaines projections d’ « Ouvrir la voix », se trouvent sur la page Facebook du film ici.
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